mercredi 7 avril 2010

Non, Madame Royal, la « Fête de la fraternité » n’est pas votre propriété, mais celle de tous les Français ! par Guillaume Mazeau et Laurence De Cock


Décidément, la marchandisation patrimoniale semble faire des émules. Déjà, sans provoquer beaucoup de réaction, l’article 52 de la loi de finances 2010 autorisait le transfert de la totalité des monuments appartenant à l’Etat aux collectivités territoriales, sans que rien n’empêche leur transfert ultérieur à des entreprises privées si tant est que le préfet donne son accord à la transaction (1). Or, le 15 janvier, Ségolène Royal a acheté une dizaine d’appellations à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), dont les expressions « Fête de la fraternité », « ordre juste » et « université populaire ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que dorénavant, Ségolène Royal et son association Désirs d’Avenir exercent un droit de propriété intellectuelle sur ces expressions, désormais protégées comme de simples marques dans l’édition, la publicité, mais aussi l’éducation, la formation et la recherche scientifique !
Devant l’indignation du collectif Indépendance des chercheurs et de Patrice Leclerc, secrétaire de l’Université populaire des Hauts-de-Seine, dénonçant la préemption d’une partie du patrimoine populaire (2), Madame Royal a décidé de retirer la marque « université populaire » de l’INPI. Ce n’est pas suffisant. Nous demandons qu’elle renonce également à l’appellation « fête de la fraternité ».
Madame Royal, de quel droit pouvez-vous ainsi privatiser des mots et des expressions qui font partie du patrimoine national depuis plusieurs siècles ? Comment pouvez-vous revendiquer un droit de propriété intellectuelle sur l’expression « fête de la fraternité » que vous n’avez évidemment pas créée mais dont tous les Français sont les héritiers ? Les « fêtes de la Fraternité » ont en effet été inventées pendant la Révolution française dans le cadre de la déchristianisation de l’an II (1793-1794). Avec d’autres (fêtes de la Liberté, de l’Egalité, de la Raison ou des martyrs de la République…), elles faisaient alors partie d’un ensemble de rituels civiques destinés à remplacer les cérémonies de l’Ancien Régime, auparavant encadrées par la monarchie et par l’Eglise pour asseoir leur pouvoir. Incluses dans le culte de la Raison, ouvertes aux simples citoyens, ces fêtes ont donc joué un rôle important dans le processus d’émancipation populaire, mais aussi de laïcisation et de démocratisation de la vie politique à la fin du XVIIIe siècle. Reprises par les révolutionnaires de 1848, ces fêtes ont ensuite contribué à construire une culture républicaine et populaire dans la France du XIXe siècle. Même si nous les avons un peu oubliées, tous les républicains que nous sommes en sont aujourd’hui les héritiers. Loin d’être votre propriété, l’expression « fête de la Fraternité » renvoie donc à une dimension ancienne, profonde et collective de notre histoire nationale. Restreindre juridiquement son usage au meeting annuel organisé depuis 2008 seulement par Désirs d’Avenir revient à brader un élément de notre bien commun, au profit du simple marketing politique et de l’utilitarisme politique.
Justifier cette initiative par la volonté d’éviter que ces expressions ne soient récupérées par la droite (3) n’est pas un argument suffisant. Il est vrai que depuis quelques années, la stratégie de Nicolas Sarkozy, héritée de la « triangulation » de Tony Blair, a consisté à capter des figures historiques de la gauche (Léon Blum, Jean Jaurès, Guy Môquet, Marc Bloch), aggravant ainsi la crise d’identité de cette dernière. Cette instrumentalisation du passé est vieille comme la politique, mais est aujourd’hui diffusée par des médias omniprésents. Elle est évidemment critiquable sur le plan de l’honnêteté intellectuelle et du contrat de vérité passé avec les électeurs, sur lesquels les récits du passé exercent un puissant pouvoir de séduction. Sur ce sujet, le CVUH a d’ailleurs joué son rôle en mettant à la disposition du public les ressorts idéologiques d’une telle démarche, grâce à un exercice collectif d’histoire critique (4). Si nous dénonçons les dangers de ces instrumentalisations du passé, celles-ci font malgré tout partie du débat d’idées. Elles relèvent donc tout simplement de la liberté d’opinion. Revendiquer juridiquement une propriété sur des idées, des mots ou des expressions faisant référence au passé national, même si c’est pour empêcher une utilisation qui est jugée déloyale, est non seulement une atteinte à ce principe fondamental, mais aussi une appropriation illégitime du bien public. Le remède est alors pire que le mal, puisque la censure et la privatisation du langage commun remplacent la récupération politicienne. En déposant ces marques, vous vous octroyez, Madame Royal, le monopole de condamner leur utilisation, selon que vous trouverez cette dernière « bonne » ou mauvaise ». Pourquoi s’ériger ainsi en juge de l’usage de mots et d’expressions que vous n’avez pas inventés, mais dont vous êtes, comme tous vos concitoyens, une dépositaire parmi d’autres ? Madame Royal, les mots que nous nous partageons et qui nourrissent le débat public ne peuvent être privatisés comme de simples marques. Ils ont un sens qui dépasse la seule communication politique.
Les moments et expressions historiques, a fortiori ceux qui constituent la mémoire de la République font partie du patrimoine commun. Ils doivent pouvoir être librement utilisés dans le cadre du débat public. Jusqu’où les femmes et les hommes politiques de droite et de gauche iront-ils dans la marchandisation du savoir et la privatisation du patrimoine national ?

Madame Royal, comme vous l’avez fait pour l’expression « université populaire », montrez que l’histoire de France ne peut faire l’objet de « labels ». Reconnaissez que le passé commun ne peut s’acheter. Nous vous demandons donc de retirer l’appellation « fête de la fraternité » de l’INPI.


Guillaume Mazeau, MCF à Paris 1, 
Laurence De Cock, Professeure au lycée de Nanterre
Membres du CVUH : comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http://cvuh.free.fr



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Notes :

(1) Voir la réflexion de Marie Lavin : http://www.mediapart.fr/club/blog/m...
(2) Patrice Leclerc, « Non Madame Royal tout n’est pas à vendre » : http://www.patrice-leclerc.org/hume...
(3) « Ségolène Royal dépose les marques « Fête de la Fraternité et « Ordre juste », Le Monde, 01 avril 2010.
(4) Laurence de Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt, Sophie Wahnich (dir.), Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, 2008.

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