lundi 18 janvier 2010

De la nécessité des controverses scientifiques et de leurs échos publics par Laurence De Cock



[Ce texte introduit le texte de Emmanuel Lozerand, l'historien et les japonologues. A propos de la réception de l'Armée de l'empereur. 







Le 17 octobre dernier, sur le blog très consulté de Pierre Assouline est paru un billet ironiquement titré « Du rififi chez les japonologues » à propos des débats entre historiens en général, et plus particulièrement, de la controverse provoquée par l’ouvrage de Jean-Louis Margolin, L’armée de l’empereur qui porte sur les violences de guerre des Japonais entre 1937 et 1945. Evoquant successivement la plainte d’une association mémorielle contre Olivier Pétré Grenouilleau, la levée de boucliers de nombreux médiévistes face au dernier livre de Sylvain Gougenheim (1), la controverse autour des recherches sur la « Shoah par balles » du père Desbois, puis la mobilisation de soutien à Vincent Geisser mis en accusation par le CNRS pour diffamation, Pierre Assouline pointe du doigt les récents débats dans le champs historique, sous-entendant au passage leur désuétude et leur inutile violence. Ce billet a d’ailleurs donné lieu à des réactions de lecteurs, flopée de sarcasmes en tout genre et dérives quasi délirantes, notamment sur la soi-disant propension des historiens à provoquer débats stériles et procès d’intention. Au milieu de cet unanime soulèvement en soutien à Margolin, ce dernier intervient personnellement livrant sa version de la question : « L’ Affaire Gouguenheim : je ne l’ai pas suivie de près, la seule similitude évidente avec mon cas est une forme de réaction corporative des hyper-spécialistes face à un “intrus”, même relatif (je travaille sur l’histoire contemporaine de l’Asie orientale depuis 30 ans…). Sur le fond, je ne vois pas bien le rapport entre son cas et le mien. », tandis qu’un internaute lui répond poliment : « Je suis d’accord là-dessus, il s’agissait plus de forme et de la façon dont semblent désormais impossibles certaines discussions historiques ».

Cette longue complainte contre l’opportunité du débat dans le champ scientifique interpelle directement les fondements, les raisons d’agir et les modalités d’action du CVUH. Car si l’histoire n’appartient pas aux historiens, ce que nous avons toujours soutenu, l’historien professionnel n’en détient pas moins des compétences spécifiques qui lui permettent de construire des outils de réflexion dont l’objectif est d’être mis en partage. C’est ainsi qu’il nourrit la démocratie et qu’il assume sa fonction sociale et politique. La question de la transmission des savoirs historiques est donc au cœur de nos préoccupations et de nos pratiques. A ce titre, les modalités de réception de nos débats ne peuvent que nous interroger, surtout lorsque ces derniers sont renvoyés à leur inutilité.

Retour sur la controverse en question : dans son éditorial à la revue Cipango (n° 15, 2008), Arnaud Nanta entreprend une critique serrée des thèses de Margolin en arguant des faiblesses méthodologiques de l’ouvrage et des interprétations plus que contestables confinant parfois au révisionnisme (2). On peut certes débattre là encore de certains points de cette réponse argumentée : légitimation du concept de « brutalisation » (Georges Mossé) aujourd’hui remis en cause par certains historiens de la première guerre ; interprétation un peu réductrice de l’historiographie française dominante sur le fait colonial, ou encore définition contestable du fascisme ; mais il est difficile de balayer d’un revers de la main, comme le fait Assouline, le sérieux et la portée politique de la critique.

Encore faut-il admettre la critique comme un mal nécessaire. Et c’est à cet endroit que réside l’effet principal du billet assoulinien que le conflit insupporte - « Pourquoi tant de haines ? » écrit-il - et qui préfère vanter les mérites du consensus mou et des mondanités aseptisées. Difficile alors de ne pas s’interroger sur les effets de captation du débat scientifique par les medias. Sous couvert d’érudition, le langage médiatique, par ses raccourcis et simplifications systématiques, peut se faire complice du discrédit de ceux qui travaillent à l’élaboration d’outils critiques. La temporalité du chercheur n’est pas de la même nature que celle du journaliste, et on ne peut que regretter le recouvrement de l’une par l’autre lorsqu’il sert une cause proprement réactionnaire en lieu et place d’une complémentarité qui pourrait s’avérer utile.

Les réactions de lecteurs auraient pu venir compenser cet effet d’imposition. Il n’en est rien, et cela doit nous interpeller sur l’efficacité des discours promoteurs d’une pensée molle de ce type. Nous avons sans doute encore un long et sans doute laborieux travail de terrain à mener pour convaincre de l’utilité sociale et politique des querelles ou conflits scientifiques. On peut certes se féliciter que l’histoire soit en France l’objet d’un vif intérêt public - ce qui donne de l’écho à nos travaux ; mais peut-être qu’une part trop importante de ceux qui "consomment" de l’histoire ou qui la pratiquent en "amateurs" attendent avant tout des chercheurs qu’ils leur donnent la version lisse d’une histoire descendue de la chaire où la controverse met profondément mal à l’aise. Il nous faut continuer à inventer lieux et formes d’expression rompant avec l’image des chercheurs enfermés dans la chaleur de leur tour d’ivoire et préoccupés par la seule portée académique de leurs travaux. Il nous faut continuer à plaider l’utilité sociale des controverses scientifiques seules habilitées à fabriquer des outils critiques dont puissent s’emparer les citoyens ; raison pour laquelle nous publions ci-dessous un article d’Emmanuel Lozerand « L’historien et les japanologues » qui revient sur la réception de l’armée de l’empereur.


Laurence De Cock


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Notes :

(1) Sur cette question, lire l’article de Blaise Dufal : http://cvuh.free.fr/spip.php?article180
(2) Voir l’article d’Arnaud Nanta « Le succès de l’armée de l’empereur, un symptôme » au lien suivant : http://crj.ehess.fr/docannexe.php?id=574

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