vendredi 23 janvier 2009

Les historiens de la Russie face au passé stalinien par Korine Amacher


[Article paru dans Le Temps du 22 décembre 2008]
En Russie, deux nouveaux manuels scolaires d’histoire russe consacrés aux années 1900-1940 et 1945-2007 et destinés aux enseignants suscitent une forte inquiétude et une importante polémique dans le milieu des historiens. Vraisemblablement, rien n’aurait pris tant d’ampleur si ces manuels ne représentaient que quelques manuels de plus parmi tout ceux actuellement disponibles dans les librairies russes, et s’ils ne faisaient pas partie d’un important projet d’élaboration de nouveaux standards d’éducation au niveau fédéral.
Dans un article récent, Alexandre Danilov, l’auteur du premier manuel, et Alexandre Filippov, à qui l’on doit le second, affirment que la « mission de l’histoire » est d’inculquer au futur citoyen russe une « charge positive » à l’égard de son pays. Les historiens ne doivent pas dépeindre le passé comme une longue liste de crimes, auquel cas l’histoire mènera la jeune génération à la « névrose ». Les cours d’histoire doivent apprendre à l’écolier à « aimer sa Patrie ». Cette mission n’en contredit pas une autre, affirment-ils : dire la vérité. C’est pourquoi il faut évoquer les répressions staliniennes, car ces événements ont été conservés dans la mémoire populaire. Toutefois, ajoutent-ils, si dans la mémoire populaire est également resté que Staline a réalisé « plus de bien que de mal », l’historien doit aussi le dire.
Comment alors évoquer les aspects positifs et négatifs du stalinisme ? Par une analyse « rationnelle » des événements, expliquent les deux historiens, laquelle ne se contente pas de « communiquer des faits », mais dévoile leur « logique ».
L’époque stalinienne est donc décrite dans ces manuels comme une période de « modernisation ». L’URSS, véritable « forteresse assiégée », aurait été constamment soumise au danger d’une agression extérieure. La modernisation a donc dû se réaliser dans un délai extrêmement court et dans un contexte international hostile, selon un « système politique mobilisateur », lorsque « les tâches qui se posent à la société » sont formulées par « l’élite politique », laquelle, en raison des contradictions « entre les objectifs fixés et les capacités de la population à les atteindre », doit pour les résoudre utiliser la « violence et la contrainte ».
Pour Danilov, après l’ « échec » de la politique économique des années 1920, la collectivisation des terres initiée dès la fin des années 1920 était la seule alternative pour fournir les ressources nécessaires au développement économique. Quant à la famine des années 1932-1933, elle ne fut, écrit-il, ni organisée, ni dirigée contre un groupe social déterminé, mais résulterait des conditions climatiques et de l’inachèvement du processus de collectivisation. De même, l’industrialisation forcée a transformé le pays en un puissant complexe militaro-industriel, grâce à quoi le pays put garantir sa souveraineté lors de la Seconde Guerre mondiale. Une des raisons principales de la Terreur de 1937-1938, explique-t-il, aurait été l’opposition à cette « modernisation forcée » et la crainte de Staline d’une déstabilisation politique au sein du parti. Après 1938, un autre type de terreur s’installe, mais toujours au service du développement industriel. La terreur « devient un instrument pragmatique de résolution des problèmes de l’économie nationale », les camps de travail une importante aide à l’industrialisation du pays. Certes, écrit Danilov, le prix humain pour l’accomplissement des « tâches grandioses » fut élevé, mais, afin d’éviter les « spéculations » sur le thème des répressions, il suggère de ne prendre en compte dans le calcul des victimes que les personnes condamnées à mort et fusillées. Ce qui revient à laisser de côté toutes les personnes condamnées à des années de goulag, mortes d’épuisement, de faim, de mauvais traitement…

En tout les cas, insiste Danilov, il est important d’expliquer aux écoliers que Staline a agi « dans une situation historique concrète », de façon « rationnelle », comme un dirigeant dont le but est la transformation de son pays menacé par une guerre en un Etat industriel centralisé. Et, conclut l’historien, en « combinant la contrainte et la stimulation morale, en utilisant la menace et l’enthousiasme », le pouvoir a globalement résolu les problèmes qui se posaient au pays à la fin des années 1920.


C’est le même principe explicatif qui guide Filippov. Le pays est victorieux, puissant, il a « libéré » les territoires de l’Europe de l’Est, a vaincu le « Mal absolu ». Le « développement forcé des années 1930-1940 a transformé l’URSS en un puissant Etat industriel, capable de vaincre l’Allemagne, géant industriel de l’Europe ». Toutefois, dans le contexte de la Guerre froide, alors que l’économie du pays était détruite, il a été impossible de « relâcher » le rythme. A nouveau, grâce aux sacrifices de la population et au système de mobilisation des masses, affirme l’auteur, l’URSS retrouve sa puissance économique d’avant la guerre. Et la mort de Staline marque selon lui la fin de la « progression vers les hauteurs économiques et sociales » et de la période de « mobilisation totale des forces nationales ». « C’est précisément durant la période stalinienne que le territoire du pays a été le plus large, atteignant même les frontières de l’ancien empire russe (et à certains endroits, les surpassant) ». Et Filippov relie la politique de Staline à celle de deux de ses prédécesseurs sur l’ « Olympe du pouvoir russe » : Ivan le Terrible et Pierre le Grand, lesquels ont aussi, écrit-il, renforcé la formation étatique russe, à l’aide d’un système autoritaire fortement centralisé. Avec, là aussi, ajoute-t-il néanmoins, les « inévitables » « déformations » qui accompagnent toute centralisation et modernisation forcées.

C’est dans cette atmosphère de « reconstitution » du passé stalinien, où la raison d’Etat est placée au-dessus de toute autre considération, qu’a eu lieu à Moscou en décembre une Conférence internationale sur l’histoire du stalinisme, co-organisée par plusieurs organismes, dont les Archives de la Fédération de Russie, la maison d’Editions ROSSPEN et l’association Memorial, et qui a réuni une centaine de participants.


De l’avis général, la seule chose que les historiens peuvent faire pour contrer cette vision « modernisatrice » du stalinisme, c’est de continuer à publier des études scientifiques dans lesquelles le stalinisme est dépeint tel qu’il fut vraiment. Et les chiffres, rappelés par Oleg Khlevniouk, un des spécialistes les plus réputés de l’époque stalinienne, continuent de faire froid dans le dos : environ 50 millions de personnes ont été soumises à des répressions entre 1930 et 1953. Khlevniouk a en outre insisté sur le caractère organisé des répressions, fortement contrôlées par le pouvoir, qui déterminait des quotas d’arrestations et d’exécutions.
La famine de 1932-1933, ont rappelé les historiens, a été le fruit de la politique de répression de Staline et de son entourage, et visait à « briser » l’opposition de la paysannerie à la collectivisation. Enfin, les chercheurs mettent sérieusement en doute l’affirmation de l’efficacité et de la réussite du système stalinien, et réfutent ainsi la justification historique des méthodes staliniennes comme solution à la « modernisation » du pays.
Toutefois, nombreux ont été les participants à regretter le peu d’influence des conclusions des scientifiques au sein de la société russe. Et comme l’explique l’historien Arseni Roginski, président de l’Association Memorial, si mémoire des répressions staliniennes il y a, il s’agit de celle des victimes, et non des bourreaux. Jusqu’à aujourd’hui, aucun acte juridique en Russie ne qualifie de criminelle la terreur stalinienne. Deux lignes dans la Constitution de 1991 sur la réhabilitation des victimes ne suffisent pas.

Mais les choses sont complexes. La particularité des répressions staliniennes brouille la limite entre le « bien » et le « mal », le bourreau devenant souvent lui-même une victime quelques mois plus tard. À la différence du nazisme, explique Roginski, « nous avons principalement tué ‘les nôtres’, et la conscience refuse d’accepter ce fait ». Cette « impossibilité de se séparer du mal » constitue une des raisons du refoulement de la mémoire de la terreur stalinienne. Or, dans ce mécanisme, le rôle de l’élite politique a été fondamental, ajoute-t-il, il a commencé au milieu des années 1990, lorsque le pouvoir a voulu combler son déficit de légitimité en allant la chercher dans le passé. Elle a tout d’abord « oublié » l’époque soviétique, la société russe des années de la perestroïka étant trop « anti-stalinienne ». La Russie post-soviétique devint ainsi l’héritière de la Grande Russie. Or, comme l’explique encore Roginski, la mémoire de l’époque stalinienne s’est peu à peu confondue avec l’image de la « Grande Russie », tant il était impossible de faire abstraction d’une époque de plus de 70 ans. Le gouvernement du président Poutine a utilisé cette « disponibilité » de reconstruction du passé dans une société russe en quête d’identité. Roginski souligne qu’il ne s’agissait pas d’une réhabilitation de Staline, mais d’une vision d’un grand pays, qui avait toujours su rester puissant et vaincre toutes les adversités. Cette image était nécessaire pour le rétablissement de l’autorité de l’Etat. Toutefois, d’une façon larvée, sur ce fond de « grande puissance » entourée « d’ennemis » est venu se greffer « le profil moustachu du grand guide », explique-t-il. Deux images de l’époque de Staline se concurrençaient désormais. D’un côté la terreur et les crimes, de l’autre la Victoire sur le « Mal », les réussites, la raison de l’Etat et la puissance nucléaire. Or, comment concilier des mémoires antagonistes, s’interroge Roginski ? C’est ainsi, continue-t-il, que la mémoire de la terreur a lentement cédé la place à la mémoire de la Victoire, « sans la mémoire du prix de la victoire », la terreur a été reléguée « à la périphérie de la conscience de masse ». 



Tous les sondages réalisés montrent que pour plus de 50% de la population, Staline est désormais considéré comme un personnage positif. Un grand concours a eu lieu en Russie, relayé par la télévision et Internet. Il s’agissait de choisir le « héros » national de l’année 2008. Staline a obtenu la troisième place, derrière le prince Alexandre Nevski, victorieux des Suédois en 1240 et des chevaliers teutoniques en 1242, et Piotr Stolypine, qui fut le Premier ministre énergique et autoritaire du dernier tsar Nicolas II. Oleg Khlevniouk a rappelé dans une interview que nombre de ceux qui votent aujourd’hui pour Staline n’ont pas en tête sa politique réelle, mais l’image d’un Staline mythique. Si on leur demandait s’ils seraient d’accord de vivre dans une société où règne un état de terreur incessante, soumis au risque constant d’une arrestation et d’une condamnation à mort, le résultat des sondages serait, dit-il, fort différent.



Korine Amacher (Fonds National Suisse pour la recherche scientifique)


Docteur en lettres, ses domaines de recherche portent sur l’histoire russe au 19e et au début du 20e siècles, plus particulièrement les mouvements révolutionnaires, l’historiographie, ainsi que sur les usages du passé dans la Russie actuelle.

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