samedi 26 mai 2007

Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch par Daniel Lefeuvre.


Catherine Coquery-Vidrovitch me fait l’honneur de publier, sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, un long compte rendu consacré à mon livre « Pour en finir avec la repentance coloniale ».

Dans ce texte quelque peu confus, C. Coquery-Vidrovitch me reproche, d’abord, de n’avoir pas respecté « les règles élémentaires d’un historien » en ne définissant pas rigoureusement le milieu des repentants auquel je m’attaque, en confondant dans le même mouvement des politistes, des historiens « non universitaires » et quelques collègues, dont elle-même, Tarik Ramadan, et certains médias. Bref, je construirais, pour les besoins de ma (mauvaise) cause, un « adversaire collectif » sorti tout droit de mon imagination.

Ainsi, pour C. Coquery-Vidrovitch rien ne permettrait de repérer un courant d’opinion prônant la condamnation – et non pas la connaissance et la compréhension - du passé colonial de notre pays et exigeant de l’Etat, par la voix de ses plus hauts représentants, des manifestations de regrets et des demandes d’excuse auprès des victimes – ou plutôt de leurs descendants – de ce passé, sous le prétexte que ce courant serait hétérogène, constitué de personnalités diverses par leurs statuts comme par leurs motivations, s’appuyant sur des positions institutionnelles (Ligue des Droits de l’Homme ou MRAP) ou des organisations (Indigènes de la République) et bénéficiant d’un accès privilégié à certains médias (Le Monde diplomatique par exemple). Depuis quand, l’homogénéité d’un groupe de pression serait-il nécessaire à son existence ?

C. Coquery-Vidrovitch relève ensuite les « bourdes » qui émailleraient mon texte, notamment lorsque j’avance l’idée que loin d’avoir été uniquement islamophobe, la culture coloniale a été empreinte d’islamophobie, comme l’atteste la personnalité d’Augustin Berque. « Augustin Berque comme porte-parole de l’opinion publique en matière d’islam ? », la référence fait sourire mon critique. Inutile de rappeler à Coquery-Vidrovitch ce que Bourdieu disait de cette notion d’opinion publique. Si j’ai fait référence à A. Berque c’est qu’il était chef du service des Affaires indigènes au sein du Gouvernement général de l’Algérie et qu’à ce titre son opinion est révélatrice d’une culture et d’une pratique de l’administration coloniale et, plus généralement, de l’État français. Bien d’autres exemples de la politique d’égard de la France vis-à-vis de l’islam peuvent être produits (respect par l’armée des prescriptions musulmanes, construction de la Grande Mosquée de Paris… ainsi que la politique du royaume arabe esquissée par Napoléon III et que cite d’ailleurs C. Coquery-Vidrovitch). Certes, cette politique d’égard s’est accompagnée, tout au long de la période coloniale, d’une surveillance du culte musulman, mais celle-ci était d’ordre politique et non pas d’ordre religieux.

Je confesse une erreur, et C. Coquery-Vidrovitch a raison de me reprendre sur ce point : ce n’est pas tout le Nigéria qui applique la charia mais certaines provinces du Nord de ce pays. En revanche, comment admettre la complaisance avec une législation qui bafoue la dignité et le droit des femmes, que manifeste C. Coquery-Vidrovitch qui ne craint pas d’affirmer que les dirigeants islamistes des provinces en cause « font mine de l’appliquer » uniquement pour embarrasser le gouvernement central, aucune condamnation n’ayant été à ce jour exécutée. Mais que des femmes aient été condamnées pour « adultère », qu’elles aient vécu et vivent encore sous la contrainte et la menace d’un islamisme réactionnaire ne semble pas émouvoir plus que cela notre historienne qui paraît faire bon marché à cette occasion des valeurs du combat féministe. Décidément, je crois que certains rapprochements avec Tariq Ramadan ne sont pas infondés et je constate, hélas, que l’actualité récente me donne raison : on ne fait pas « mine » d’appliquer la charia dans les provinces du Nord du Nigeria.

Aussi sourcilleuse avec la réalité historique qu’elle affirme l’être, C. Coquery-Vidrovitch commet elle-même, dans son compte rendu quelques « bourdes » qui méritent d’être rectifiées. D’abord lorsqu’elle s’indigne que je qualifie - « improprement » selon elle - les Algériens de Français, alors que « l’honnêteté historique » aurait dû me rappeler que « les Musulmans vivaient dans trois département français, mais qu’ils n’y étaient pas Français ». Cette assertion témoigne d’une vision quelque peu étroite, en tout cas confuse, des réalités algériennes. L’ordonnance royale du 22 juillet 1834, qui fait de l’ancienne Régence une possession française, conduit la cour d’Alger à juger, le 24 février 1862, que de ce fait, les indigènes d’Algérie étaient devenus des sujets français. Confirmant cette interprétation, le sénatus consulte du 14 juillet 1865 « sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie » précise, dans son article premier, que « L’indigène musulman est Français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane. » Autrement dit, et cela est également vrai pour les Juifs résidant sur le territoire de l’ancienne régence d’Alger, le sénatus consulte opère une distinction entre la nationalité et la citoyenneté – au demeurant moins étanche qu’on ne le prétend généralement, la nationalité conférant, de fait, certains éléments de citoyenneté - celle-ci pouvant être acquise à la suite d’une démarche volontaire entraînant l’abandon des statuts personnels. C’est d’ailleurs cet abandon que le décret Crémieux du 24 octobre 1870 impose aux Juifs du Nord de l’Algérie lorsqu’il leur accorde collectivement la citoyenneté (et non pas la nationalité dont ils jouissaient déjà) française. En Algérie, comme en métropole, les Algériens sont donc bien des Français et la critique de C. Coquery-Vidrovitch est sans fondement. Il n’est pas inintéressant de souligner que le décret du 25 mai 1881, « relatif à la naturalisation des Annamites », étend à la Cochinchine des dispositions similaires.

C. Coquery-Vidrovitch, toujours en délicatesse avec cette chronologie, chère aux positivistes qu’elle semble dédaigner, commet une deuxième « bourde » lorsqu’elle date de 1894, la promulgation du régime de l’Indigénat en Algérie (« avant d’être généralisé ailleurs », ajoute-t-elle). En réalité, expérimenté en Kabylie en 1874 (décret du 29 août), à la suite de l’insurrection de 1871, l’indigénat a été étendu à l’ensemble des Algériens musulmans (non citoyens) résidant dans les communes-mixtes du territoire civil par la loi du 28 juin 1881. L’extension, sous des formes et avec des contenus variés, aux autres colonies, n’a pas attendu 1894 : elle intervient au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie dès 1887 et en Indochine en 1890. Mais il est supprimé dès 1903 en Cochinchine tandis qu’en Algérie, il est très largement vidé de son contenu, au fur et à mesure que le Parlement en vote la prorogation et, en particulier, après la Première Guerre mondiale.

Je me contredirais d’une page à l’autre à propos de la politique migratoire de la France à l’égard des Nord-Africains. Je crains, sur ce plan, que Coquery-Vidrovitch m’ait lu trop rapidement. Indiscutablement, au cours de la Première Guerre mondiale, pour son effort de guerre, la France a recruté massivement, en même temps que des soldats, de la main-d’œuvre coloniale, au Vietnam, en Algérie et au Maroc principalement, procédant même, à partir de 1916, à une « véritable chasse à l’homme ». Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et contrairement aux affirmations hasardeuses de Pascal Blanchard, dont C. Coquery-Vidrovitch se fait l’avocate, l’État ne s’est pas attaché à faire venir des Algériens « sous la pression du patronat ». Ils venaient, spontanément et de plus en plus nombreux, chercher en France le travail et les revenus qu’ils ne trouvaient pas en Algérie. Le rôle de l’État n’a donc pas été de répondre aux demandes d’un patronat avide de main-d’œuvre à bon marché. Bien au contraire, il s’est efforcé d’imposer au patronat, qui n’en voulait pas, l’embauche de travailleurs algériens, par la mise en œuvre d’une politique de préférence nationale. Toute autre est la situation des Marocains recrutés pour une trentaine de milliers d’entre eux par les Charbonnages de France, ce qui confirme que les causes du rejet de la main-d’œuvre algérienne par le patronat français ne se réduisent pas à un « racisme anti-maghrébin ». Quant au terme « nord-africain », s’il apparaît dans mon livre comme synonyme d’Algériens, ce n’est pas, comme le croit C. Coquery-Vidrovitch, que j’ignore qu’il s’appliquerait aussi aux Marocains, mais parce qu’au-delà de son acception géographique, il a revêtu une définition historique et parce que la littérature administrative, notamment, l’utilise, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950, comme synonyme d’Algériens.

Concernant les Algériens qui assurent avoir été démarchés par des « agents patronaux », loin de faire « bon marché » de leurs témoignages, je les cite et si j’en réfute, non pas la sincérité, mais le bien-fondé, c’est justement après les avoir analysés et m’être attaché à débusquer l’origine du quiproquo, notamment grâce aux archives du gouvernement général et à un article publié par Alger Républicain. Il ne me semble pas que l’historien sorte de son rôle en passant les témoignages au crible de la critique historique, fussent-ils les témoignages des « victimes » de l’histoire.

Au-delà du cas d’espèce, c’est la méthode que C. Coquery-Vidrovitch met en cause puisqu’à ces yeux « exemples ne font pas preuve ». Un exemple, je veux bien, mais une suite d’exemples, d’origines diverses (de préfets, de milieux patronaux, d’un journal proche du Parti communiste algérien et d’un grand quotidien algérien) créé, me semble-t-il, un ensemble suffisamment cohérent pour conforter une hypothèse et justifier une affirmation. C. Coquery-Vidrovitch est parfaitement en droit de contester celle-ci. Mais alors qu’elle avance ses propres arguments.
Menteur par omission, ensuite, parce que je reproche à Claude Liauzu d’appuyer son affirmation que la colonisation a été l’occasion de « profits immenses » sur deux exemples. Tient ! six exemples d’un livre de Lefeuvre témoignent de l’incompétence de l’auteur, mais deux exemples d’un livre de Liauzu auraient valeur démonstrative ! Le procès de Catherine Coquery-Vidrovitch est d’autant plus mal venu, sur ce point, que, page 129 de mon essai je souligne que « toute une série de sociétés coloniales sont, avant la Première Guerre mondiale, de bonnes affaires pour leurs actionnaires ». Mais je rappelle aussi, m’appuyant sur les travaux de Jacques Marseille, que la mortalité des entreprises coloniales, en particulier du secteur minier, a été beaucoup plus élevée que la mortalité des entreprises métropolitaines et qu’il est donc inexact de présenter l’investissement dans les colonies comme une poule aux œufs d’or. C’était, bien souvent, un pari hasardeux, dont de nombreux rentiers ont fait les frais.

Je déformerais « outrageusement » la pensée de mes « adversaires ».
D’abord en accusant « Le livre noir du colonialisme de présenter le nazisme comme un héritage colonial ». Une première remarque : s’appuyant sur une lecture me semble-t-il superficielle d’Hannah Arendt, Marc Ferro reproche aux historiens qui travaillent sur les régimes totalitaires d’avoir « omis de s’apercevoir qu’au nazisme et au communisme, elle avait associé l’impérialisme colonial » [M. Ferro, Le livre noir du colonialisme, p. 9]. Derrière le paravent d’H. Arendt, M. Ferro analyse donc bien la domination coloniale comme une des trois formes du totalitarisme. Compte tenu de son antériorité chronologique sur l’Union soviétique stalinienne et sur l’Allemagne nazie, ce serait même la première forme historique du totalitarisme. Pointer cela n’est en rien trahir la pensée du maître d’œuvre du Livre noir. Dans les pages qui suivent, celui-ci s’efforce d’entretenir une certaine filiation entre conquête et domination coloniales d’une part et nazisme d’autre part. Comment lire autrement cette affirmation [p. 28] : « Autre forme de racisme, pas spécialement occidentale : celle qui consiste à estimer qu’il existe des différences de nature ou de généalogie entre certains groupes humains. La hantise principale porte alors sur le mélange ; mais cette hantise peut avoir des relents biologiques et criminels, le croisement étant jugé, par les nazis notamment, comme une transgression des lois de la nature. »

Ensuite, pensant « faire de l’esprit » je m’attaquerais à « une utile édition de sources récemment publiée » par Gilles Manceron. C. Coquery-Vidrovitch est une nouvelle fois en délicatesse avec la chronologie (1). L’ouvrage auquel elle fait référence (voir sa note 6) n’a été publié qu’en février 2007, soit plus de cinq mois après le mien et je puis assurer que ni G. Manceron ni son éditeur ne m’en ont communiqué le contenu avant sa publication. Je ne m’essaie donc pas « à faire de l’esprit » à l’égard d’un ouvrage que je ne pouvais pas avoir lu et lorsque je dénonce le rapprochement fait entre la colonisation et les pratiques d’extermination mises en œuvre par les armées nazies dans l’Europe occupée, c’est au livre précédent de G. Manceron que je fais explicitement référence [Marianne et les colonies, p. 295], citation sourcée en note de bas de page à l’appui.
Je témoignerais d’une singulière « malhonnêteté intellectuelle » en mettant en cause une affirmation de C. Coquery-Vidrovitch, selon laquelle, dans l’entre-deux-guerres « le Maghreb allait à son tour remplir les caisses de l’Etat, et surtout des colons et des industriels intéressés, grâce aux vins et au blé d’Algérie, et aux phosphates du Maroc » puisque j’aurais pris soin de « taire la phrase suivante » : « mais comme l’a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en bout un leurre. » Je renvoie évidemment le lecteur au texte original de C. Coquery-Vidrovitch (Vendre : le mythe économique colonial, dans P. Blanchard et alii, Culture coloniale, 1871-1931, Autrement, 2003, p. 167) : il constatera de lui-même que la phrase suivante est, en réalité, le début d’un nouveau paragraphe qui ne prolonge pas la même démonstration, puisque le « leurre » renvoie au fait que « l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne ». Ajouter cela, n’invalide donc pas, ni même ne nuance, la « bourde » de l’historienne qui feint d’ignorer – peut-être pour être dans le ton de l’ouvrage auquel elle participe - qu’à partir des années 1930, non seulement le Maghreb ne remplit pas les caisses de l’Etat, bien au contraire, mais encore que les colons subissent une crise de trésorerie dramatique qui aurait conduit la plupart à la faillite si la Métropole n’avait volé à leur secours (voir l’article de René Gallissot sur la révolte des colons tondus du Maroc qui vaut aussi pour les colons algériens étranglés par un niveau d’endettement auquel la plupart ne peuvent plus faire face, dans L’Afrique et la crise de 1930, RFHOM, 1976, sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch elle-même).

Mais, et je l’ai bien compris, il ne faut pas prendre au pied de la lettre les affirmations de notre historienne, car on risquerait alors de la faire passer pour une « idiote ». Ce qu’elle écrit doit donc être interprété et j’attends donc qu’elle livre, avec ses textes, un mode de lecture pour m’éviter toute interprétation malveillante. Curieusement dans son compte rendu, C. Coquery-Vidrovitch préfère garder le silence sur une autre de ses affirmations que je critique pourtant : « C’est seulement à partir des années 1950 […] que l’Afrique noire à son tour, allait soutenir l’économie française [Vendre : le mythe économique colonial, p. 169]. Sans doute, là encore, ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette affirmation.

Quel soutien l’Afrique noire apporta-t-elle à l’économie française entre 1950 et 1959 ?
Un soutien financier ? Jamais au cours de cette période, ni l’AOF, ni l’AEF ne dégagèrent une balance commerciale positive avec la France, leur déficit commercial cumulé s’élevant à 3 988,6 millions de NF, pour l’essentiel couvert par des transferts de fonds publics en provenance de la métropole. Un soutien économique ? Entre 1950 et 1959, l’AOF et l’AEF réunies absorbent autour de 10 % du total des exportations françaises, avec, d’ailleurs au fil des ans, une tendance à l’effritement, et livrent environ 7,2 % des importations. 10 %, 7 %, ce n’est pas négligeable, et bien entendu, pour certains produits la part de l’Afrique noire française était beaucoup plus élevée, mais tout de même, cela ne justifie aucunement qu’on parle de « soutien » à l’économie française. D’autant que C. Coquery-Vidrovitch omet de s’interroger sur le financement du commerce extérieur de l’Afrique française, largement pris en charge par le contribuable français.

Je n’ignore évidemment pas l’enquête quantitative sur la réalité détaillée des différents territoires de l’empire, colonie par colonie, entreprise sous sa houlette, à laquelle Jacques Marseille a participé et dont il a utilisé les résultats dans sa thèse. Lectrice un peu plus attentive, C. Coquery-Vidrovitch n’aurait pas manqué de voir, dans mon livre, des références à ce travail, notamment un tableau sur la démographie des sociétés coloniales qui contredit l’idée d’un eldorado colonial. Mais, depuis cette enquête, au demeurant inachevée et incomplètement publiée, d’autres travaux ont été menés et, s’agissant du poids des colonies sur le Trésor public métropolitain, C. Coquery-Vidrovitch n’ignore pas la contribution du même Jacques Marseille, présentée lors du colloque Finances [J. Marseille, La balance des paiements de l’outre-mer sur un siècle, problèmes méthodologiques, dans La France et l’outre-mer, Un siècle de relations monétaires et financières, CHEFF, 1998] qui fait, non pas de la conquête, mais de la domination coloniale un « tonneau des Danaïdes » pour les contribuables français. À ma connaissance, cette démonstration n’a pas été invalidée, y compris par l’africaniste C. Coquery-Vidrovitch. Pourquoi ?

L’affirmation selon laquelle « l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne » repose elle-même sur une série d’erreurs factuelles : le pacte colonial ne s’est pas toujours ni partout déployé dans l’espace colonial français, ne serait-ce que parce que des conventions internationales ne le permettaient pas (la Conférence de Berlin définit des zones de libre-échange pour les pays du bassin du Congo, tandis que l’acte final de la conférence d’Algésiras – 7 avril 1906 – réaffirme le principe de la « porte ouverte » au Maroc). Le pacte colonial est ensuite largement abandonné, au moins pour l’Afrique du Nord, à partir de Vichy.

Cette affirmation témoigne aussi, et c’est sans doute plus grave, d’une conception systémique de l’histoire coloniale qui gomme la diversité des situations dans les espace coloniaux et dans les durées de la domination coloniale, mais aussi les stratégies diverses prônées ou suivies par les différentes administrations coloniales ou les milieux patronaux. Je renvoie à mon tour, C. Coquery-Vidrovitch à une lecture plus attentive de la thèse de Jacques Marseille.

Victime d’« un positivisme simplificateur », je m’attacherais à compter un par un le nombre des victimes des conquêtes coloniales en ignorant – volontairement ou par bêtise – « la complexité des facteurs historiques ». Sur ce plan, le débat est effectivement d’ordre méthodologique. Ce mépris pour le « positivisme » dont C. Coquery-Vidrovitch témoigne, justifie qu’on puisse dire tout et n’importe quoi. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas, dans Le livre noir du colonialisme (p. 560), lorsqu’elle affirme que la guerre d’Algérie aurait fait un million de victimes parmi la population algérienne musulmane. C. Coquery-Vidrovitch, qui me reproche d’ignorer les travaux d’André Prenant, sait pertinemment qu’elle énonce, là, un mensonge grossier, forgé par la propagande du FLN et qui sert, aujourd’hui encore, à conforter le pouvoir des dictateurs algériens : tous les travaux des démographes et des historiens français (d’André Prenant à Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora à Guy Pervillé et Gilbert Meynier) ont infirmé ce chiffre et proposé des estimations beaucoup plus basses : 250 000 morts environs, parmi lesquels, selon Gilbert Meynier, environ 200 000 auraient été victimes de l’armée française et 50 000 du FLN. Tout comme est mensonger le chiffre d’un million de morts liés à la conquête de l’Algérie, qui ignore l’ampleur de la catastrophe démographique des années 1865-1868, tout à la fois alourdie ET amortie par le fait de la colonisation, comme je me suis attaché à le montrer dans mon livre.

Mon « étroitesse d’esprit » m’interdirait également de penser le rôle de l’immigration coloniale en France au-delà du pourcentage global – moins de 1 % de la population active – qu’elle représenterait, ce qui conduit C. Coquery-Vidrovitch à m’inviter à regarder du côté des catégories professionnelles. Qu’elle me permette à mon tour de l’inviter à lire un peu plus sérieusement les livres qu’elle entend critiquer : que ce soit pour les années 1920 comme pour celles d’après la Seconde Guerre mondiale, c’est très précisément ce que je fais, en m’attachant, notamment pages 145, 146 (note 1) et 156, à mesurer le poids de cette immigration selon les principaux secteurs d’activité ou en fonction des catégories professionnelles dont elle relevait. Et, loin d’invalider la conclusion que le pourcentage global autorise, cette ventilation sectorielle ne fait que la renforcer : l’immigration d’origine coloniale a bien jouer un rôle économique marginal dans les reconstructions d’après-guerre et au cours des Trente Glorieuses.

Quant au « commentaire » qui biaiserait les statistiques que je présente, j’attends que C. Coquery-Vidrovitch veuille bien le citer. Que les quatre-cinquièmes de OS employés par Renault dans ses usines de Billancourt ne soient pas des travailleurs coloniaux ne signifie évidemment pas que ceux-ci n’ont pas contribué à la production automobile française, ou, pour d’autres secteurs, à la production nationale. Cela veut simplement souligner que, même dans la plus grosse des entreprises françaises employeuses de main-d’œuvre coloniale, cette dernière n’a pas joué le rôle central que certains lui prêtent.

Contrairement à C. Coquery-Vidrovitch, sur tous ces points – bilan des victimes des guerres coloniales ; bilan de l’exploitation économique des colonies et des populations colonisées ; rôles des soldats coloniaux durant les guerres mondiales, etc. ; rôle de la main-d’œuvre coloniale dans la croissance française – je crois en effet que le premier devoir de l’historien est d’établir les données les plus précises possibles (au passage, on pouvait espérer de C. Coquery-Vidrovitch plus de précision à propos de l’enfumade qui aurait été perpétrée, en 1931, en Oubangui-Chari qu’elle se contente d’évoquer). C’est seulement à partir de ce socle de connaissances « positives » que des interprétations peuvent être proposées. Et, toujours contrairement à mon censeur, je ne pense pas qu’on puisse faire dire ce que l’on veut aux statistiques, dès lors qu’elles sont honnêtement construites. Jean Bouvier, qui dirigea mon mémoire de maîtrise sur L’Industrialisation de l’Algérie dans le cadre du plan de Constantine et Jacques Marseille qui dirigea ma thèse n’ont, à ma connaissance, jamais dit autre chose ni pratiqué autrement.

Le relativisme dans lequel C. Coquery-Vidrovitch se complet actuellement, adossé à - ou rendu nécessaire par - un tiers-mondisme qui l’amène à minimiser le poids que la charia fait peser sur les femmes de « deux ou trois provinces » du Nord du Nigéria et à justifier la propagande des dictateurs algériens – conduit à tourner le dos aux principes fondamentaux de la discipline historique.

C. Coquery-Vidrovitch se scandalise du fait que, dans un chapitre consacré à la mesure et aux origines du racisme dans la société française actuelle, je cite un sondage de novembre 1996 – tiré de la thèse de Yves Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Vè République, Le Seuil, 2000 – qui indique que 42 % des Français estiment que tous les hommes appartiennent à la même race tandis que 38 % admettent l’existence de races mais sans établir entre elles une hiérarchie. Au total, l’inégalité des races serait admise par un cinquième de la population. C. Coquery-Vidrovitch, croit pouvoir dire que je trouverais rassurant ce résultat et que j’en serais content, alors qu’elle-même s’en inquiète. Nos « subjectivités » seraient donc différentes et me voilà, au détour d’une phrase, rendu suspect d’une coupable indulgence pour les sentiments racistes d’une fraction de nos compatriotes, à moins que je partage ce sentiment ! Tout cela n’est pas raisonnable. Ce que montre la thèse d’Y. Gastaut c’est, premièrement que le racisme est un sentiment largement rejeté par la société française, comme la mobilisation des habitants de Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine) en ont apporté une nouvelle démonstration au mois de mars dernier en se mobilisant contre l’expulsion des travailleurs maliens employés par l’abattoir de la commune. Ce qu’elle montre ensuite c’est que le racisme actuel, réel par ailleurs, même s’il n’est pas aussi répandu qu’on [en particulier le MRAP et toutes les organisations dont le fond de commerce repose sur la supercherie d’une France malade du racisme] tente de nous le faire croire, ne relève pas d’abord de la subsistance d’une « culture coloniale » dans la France contemporaine mais de mécanismes actuels qui doivent plus à la crise sociale et identitaire que notre pays traverse et aux violences – application de la charia, appels aux meurtres, attentats, massacres … - perpétrés à travers le monde par les fascistes islamistes de tout poil.
Enfin, C. Coquery-Vidrovitch brocarde mon inculture à propos de la post-colonialité. Je me sens, sur ce plan en bonne compagnie, puisqu’Éric Hobsbawn lui-même ne craint pas de railler les « errements de l’histoire coloniale » dans sa préface au livre de C. A. Bayly, La Naissance du monde moderne (Traduction française, Les Editions de l’Ateliers, 2007, p. 14). Mais évidemment, raillerie pour raillerie, cette réponse n’est pas suffisante et comme le sujet est important, non pas, à mon sens, du fait de la valeur heuristique de ce faux concept mais parce qu’il devient un phénomène de mode, je serais ravi d’engager, sur le fond, le débat avec Catherine Coquery-Vidrovitch et j’espère qu’elle voudra bien accepter mon invitation à participer aux journées d’études que je co-organise à Paris 8 Saint-Denis, au début de la prochaine année universitaire, sur le thème : La France est-elle une société post-coloniale ?

Je rejoins C. Coquery-Vidrovitch sur la nécessité d’être vigilant face aux usages publics et politiques de l’histoire. Mais cette vigilance suppose, d’abord, des historiens qu’ils ne se trompent pas de métier. Ni juges, ni même juges d’instruction, ils ne sont pas là pour instruire le procès du passé et des acteurs de ce passé, fusse-t-il le passé colonial. Ils sont là pour l’étudier, principalement à partir des archives de toute nature que ce passé nous a léguées, pour le connaître et le comprendre. En s’attachant à défendre l’indéfendable et à contester l’incontestable, outre les remarques qu’elle appelle de ma part, la critique que C. Coquery-Vidrovitch fait de mon livre, sous prétexte de me donner une leçon d’histoire, conforte le mésusage de l’histoire dont elle s’inquiète par ailleurs.

Daniel Lefeuvre
Professeur d’histoire contemporaine
Université Paris VIII-Saint-Denis



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Notes :

(1) Elle semble aussi parfois fâchée avec la géographie lorsqu’elle écrit, note 24 de la page 565 duLivre noir du colonialisme : « le plan de Constantine lança de même un énorme chantier de modernisation de ce port en Algérie, mais il fut interrompu par la guerre d’Indépendance ». Rappelons que le plan de Constantine a été annoncé par le général De Gaulle le 3 octobre 1958, donc en pleine guerre d’indépendance algérienne, dont il est une des composantes. L’autre correction qu’appelle cette note de C. Coquery-Vidrovitch, c’est que Constantine est situé à environ 80 km du littoral et à une altitude moyenne de 650 mètres et que même dans ses rêves les plus fous le « colonialisme » n’a jamais envisagé d’y construire un port, pas même sur les rives du Rummel.

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