jeudi 8 mars 2007

Les historiens sont libres... quand même ! par Pierre Serna pour le CVUH


Depuis une trentaine d’années une recette fait merveille dans le monde des historiens en quête de reconnaissance médiatique, et de recherche de posture immédiatement compréhensible d’un public le plus large possible : il s’agit de se poser en acteur ou actrice courageux de la dénonciation d’un Etat Léviathan et liberticide. Ainsi lorsque le « pouvoir » n’impose pas ses catéchismes historiographiques, dont le mythe positif de la révolution française aurait été le plus évident, lorsqu’il n’invente pas des légendes historiques pour consolider ses positions institutionnelles (que n’a-t-on dit sur le carcan intellectuel de la troisième république... absolue), il rédige des lois pour dire quelle est la vérité officielle qui doit être enseignée dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités. Heureusement, quelques historiens veillent, et sont prêts à se sacrifier pour sauver la profession et la dimension critique qui fait l’honneur du métier. Il s’agit de faire face à ces empiètements insupportables et répétés faits à la liberté bafouée du droit d’expression des historiens. Les Cassandre de la confrérie historienne ont tôt fait de se poser en victimes de ce trop d’Etat. Eux ont la courage de prendre la posture de la révision intellectuelle, de la résistance libérale, celle qui va secouer le cocotier des conformismes corporatistes d’un côté, et dire ses vérités à une histoire officielle de l’autre, qui s’arroge le droit de légiférer sur le passé.
Ainsi récemment, à l’occasion du vote de la loi sur le génocide arménien, une fois de plus l’amalgame a été sciemment utilisé pour mettre dans le même sac les lois qui, depuis la loi Gayssot, ont eu pour objet de mettre l’histoire au c ?ur des préoccupations du pouvoir législatif et les enjeux mémoriels du côté de la loi.
La tactique envisagée part d’un constat sans cesse répété : le législateur n’a pas à s’occuper de vérités historiques, toutes relatives par ailleurs, relevant du seul débat scientifique, au risque d’empiéter sur la liberté des spécialistes du passé. Il y aurait là un grave danger de se voir priver d’un des fondements de la méthode historique, soit la critique constitutive et sans a priori du passé. Pire, la rédaction de lois sur le passé conduirait à l’impasse politiquement correcte de l’autocensure, voire, à l’abandon du travail sur les sujets d’histoire au nom de tabous que le politique interdirait injustement de transgresser.
Dans les deux cas, la science historique serait appauvrie par l’initiative de la sphère du politique, démagogiquement communautariste, plus soucieux de sanctuariser le passé douloureux de minorités à des fins électoralistes que de laisser le libre choix des historiens et leur conscience critique s’exercer sur tous les objets d’histoire a priori tous égaux, et pouvant tous révéler des vérités qui devraient être soutenus en toute liberté.
En clair la loi serait un moyen de fermer la bouche, au nom des intérêts supérieurs d’une histoire officielle, à des historiens susceptibles de découvrir des choses dérangeantes dans le passé. Si ce n’était que cela qui ne serait d’accord avec ce point de vue ? Point n’est trop besoin de développer les dangers d’une histoire officielle en faisant référence à des époques sombres des dictatures du XXe siècle, en mettant en avant la nécessaire liberté de faire et d’être, de n’importe lequel des historiens face à un objet quelconque immergé du passé... ce point de partage est à ce point évident qu’on peut se demander encore comment on a pu l’ériger en position originale et à ce point subtile de courage et de discernement parmi les historiens, à moins que cette évidence ne cache à son tour des non-dits sur lesquels il n’est peut être pas inutile de réfléchir.
Faut-il rappeler que la plupart des historiens qui ont commencé à se positionner en réviseurs de toutes les lois ne l’on fait que longtemps après que Gérard Noiriel et d’autres historiens aient alertés l’opinion sur les dangers du quatrième article de la loi du 23 février 2005, concernant les aspects positifs de la colonisation.
Depuis, le battage médiatique autour des « 19 » n’a pas manqué d’ ?uvrer et la défense d’un historien, maladroitement et injustement attaqué est devenue le prétexte pour demander purement et simplement l’abrogation de la loi Taubira, manifestement la plus honnie sur l’échelle de Richter émotive de l’historien, offusqué que l’on puisse légiférer sur son domaine de compétence. Désormais c’est en toute tranquillité la loi Gayssot sur le délit de négationnisme, jusqu’à présent la moins critiquée qui se voit, à son tour, résolument remise en cause.
Qui oserait soutenir en tout sérieux, en toute rigueur qu’un quelconque historien ait été empêché de travailler sur le génocide ? Veut-on compter le nombre de livres qui sont parus depuis cette loi, sur la question du génocide juif, par rapport à ceux qui sont parus avant ? La loi Gayssot a ?t-elle empêché les discussions scientifiques, voire les polémiques entre érudits concernant la Shoah ? Pour qui veut-on prendre les historiens ?
Fait-on semblant de croire que la loi Taubira veut donner un sens à l’histoire ? L’a t-on lue vraiment ? N’est ?il pas vrai qu’elle doit stimuler les études et en appelle aux historiens pour qu’ils investissent enfin ce champ de connaissances trop souvent abandonnée et manipulée, qu’est l’histoire de l’esclavage ? Une preuve ? nous en donnerons deux !
L’année dernière au Louvre, la magnifique exposition Girodet présentant le portrait superbe de ce général noir Belley, trahi de la façon la plus cynique qui soit par Bonaparte, mort en captivité durant le Consulat pour avoir choisi la République française et son message universel plutôt que la logique raciale assumée par Toussaint Louverture et la république noire de Saint-Domingue. Le commentaire du cartel qui taisait le rappel historique esquissé ci-dessus..., insistait au contraire sur la mesure éminemment pragmatique (sic !) qui avait prévalu au rétablissement de l’esclavage.... En 1802 !
Deuxième exemple : au sein de l’exposition d’Un regard l’autre, actuellement au Musée des Arts Premiers du Quai Branly : un cartel évoquant l’abolition de l’esclavage par la Convention en pluviôse an II, affirme qu’elle fut toute « théorique » ! Pourquoi ?... parce que la réalisation de la loi reçut sur place une difficulté immense au moment de son application du fait de la guerre civile ? en quoi cela rend-il l’abolition théorique ? ... et d’une pierre deux coups, en manipulant l’histoire de l’esclavage c’est une fois encore la Convention réduite à la Terreur qui se profile...
Passons... sur ces manipulations de la réalité historique ; manifestement les rédacteurs de ces cartels n’ont pas semblé subir les foudres d’une loi inique et personne au CVUH ne songe faire autre chose que de constater la légèreté pour ne pas dire les contrevérités exposées !
Là n’est peut-être pas le problème que l’on doit se poser.
Il faudrait plutôt admettre que les lois ne sont pas faites pour quelques universitaires, bref pour des intellectuels pour lesquels la plume et la parole sont des moyens aisés et légitimes d’autodéfense. La loi n’est pas non plus faite seulement pour punir, n’en déplaise aux historiens des centres des villes qui ne désirent pas de loi pour leur champ d’activité. Que penser, soit-dit en passant de cette attitude et de celle de certains jeunes de la périphérie des villes qui refusent aussi toute loi au nom de leur liberté totale ? Les deux attitudes sont-elles à ce point différentes ? Et ce que l’on masque sous l’élégance de la plume (le refus de la norme qui constituerait un objet de reconnaissance nationale dans le but de partager en commun l’histoire de toutes les minorités qui constituent la France,) ne cacherait-il pas le même refus d’accepter des règles communes pour le bon fonctionnement de valeurs partagées par le plus grand nombre au nom d’un élitisme intellectuel, qui pour ne pas se dévoiler, s’affirme dans les faits ? Les sauvageons ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.
Car la loi ne fait pas qu’opprimer, excepté si l’on partage une vision manichéenne et victimaire de certains historiens, la loi, du moins certains au CVUH le pensent, protègent les plus faibles avant tout dans une démocratie. Elle est votée et rédigée entre autres raisons, dans la vue d’établir de la part de la communauté entière, une reconnaissance officielle concernant une partie d’entre elle qui pourrait être menacée.
En ce sens la France est le seul pays qui utilise la loi pour donner un sens à l’agrégation des communautés qui composent le corps civique.
La loi ne dit pas l’histoire. Elle sert à rendre public, dans un contexte précis, dans un contexte délicat de construction permanente de la nation, ce que la communauté citoyenne peut entendre de son passé. Elle peut servir à exprimer la possibilité pour tout un chacun de pouvoir se saisir de son droit lorsque, pour des raisons le plus souvent racistes, la réalité historique établie par des historiens est niée, dans le but de discréditer ou d’humilier une partie des citoyens français.
Certes, la loi est votée selon des conjonctures électoralistes précises, et dans des contextes de tentative de récupération du vote de telle ou telle minorité dont nul ne saurait être longtemps dupe. On ne peut dire que l’assemblée nationale ait été de la plus grande habilité au moment de voter précisément en ce moment la loi sur le génocide arménien, bien que le débat fût soulevé depuis de nombreuses années. Il serait souhaitable que le législateur ne multiplie pas les lois afin de ne pas banaliser la fonction du texte légal, ni la ressource judiciaire dans son exemplarité (toutefois si une loi se prépare pour reconnaître enfin le sort que la république coloniale a réservé aux harkis, je la soutiendrai).
Au delà de cette focalisation habilement et médiatiquement entretenue sur les lois, sûrement une carence se fait jour, et là peut-être se trouve le rôle positif du CVUH.
Si la loi existe, ou si certains en ressentent le besoin, n’est-ce pas parce que les historiens n’ont pas toujours répondu correctement aux attentes d’un public scolaire devenu adulte, légitimement en droit de demander aux historiens de n’occulter aucune période, et de savoir traiter en toute liberté justement, et hors des sentiers battus, les thèmes délicats de la Shoah, de l’esclavage, de son abolition, et des génocides du XXeme siècle, parmi d’autres ? N’est-ce pas là, loin des caméras ou des éditoriaux des grands hebdomadaires, que se situe le problème, dans le lien entre la recherche universitaire et sa diffusion au plus grand nombre des enseignants et donc à tous les publics scolarisés ? N’est-ce pas remettre au centre des interrogations des historiens la question du creuset français, de son originalité et de ses difficultés, et oser proposer de le placer enfin au c ?ur des programmes d’histoire ? La liberté du débat, la connaissance des faits, la rigueur d’une histoire enfin débarrassée de ses aspects mémoriels permettraient plus sûrement de construire un monde de personnes qui, arrivées à l’âge adulte auraient l’impression d’avoir à partager avec d’autres, un passé certes conflictuel, mais capable de fonder la reconnaissance de tous, dans la construction d’un pays n’ayant pas abandonné complètement l’idéal de former une citoyenneté commune et assumée.
En clair, le CVUH n’a pas de positions univoques sur toutes les lois, et ne résume pas le rapport au passé à la polémique sur le fait législatif. Restituer les enjeux du passé en les distinguant clairement de ceux du présent, faire entendre les conflictualités protagonistes, élaborer un débat où de multiples mémoires sont capables de discourir, pourraient devenir quelques uns des enjeux intellectuels et scientifiques porteurs, positifs, et constructifs développés au sein du CVUH.
Il ne suffit plus de se draper dans sa virginité d’historien bafouée par l’outrecuidance du législateur mais de se demander comment faire en sorte que l’enseignement de l’histoire puisse créer les conditions d’acceptation intellectuelle et culturelle d’un passé commun et douloureux mais connu, dévoilé, objet de réflexion et donc sujet de cohésion et non de division dans la société française. Point n’est besoin de manipuler le passé français en édifiant un mythe de la violence d’une guerre civile permanente, d’autant plus sécurisant qu’il permet en retour la construction néfaste de la république sécuritaire...

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